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Le Croquemitaine n’allait pas ouvrir de bonne heure. Au lieu de me diriger vers l’arrière du bâtiment, j’avais machinalement roulé vers l’entrée principale, côté rue, et je m’étais retrouvée nez à nez avec une grosse pancarte en carton blanc rédigée en belles lettres gothiques rouge sang : « Nous vous attendrons, toutes canines dehors, dès 20 heures, et nous vous prions de nous excuser pour cette ouverture tardive. » Et c’était signé : « L’équipe du Croquemitaine . »
On entamait la troisième semaine de septembre, il faisait pratiquement nuit noire et la flamboyante enseigne au néon du vamp’bar de Shreveport était déjà allumée. J’ai pris le temps de goûter la douceur du soir, avec cette discrète odeur de vampire qui flottait toujours dans l’air autour du club, puis j’ai fait le tour et je me suis garée à côté des autres véhicules en stationnement, devant l’entrée de service. Je n’avais que cinq minutes de retard, mais tout le monde semblait m’avoir devancée. J’ai frappé à la porte et j’ai attendu.
Je m’apprêtais déjà à recommencer quand Pam m’a ouvert. Bras droit d’Eric, Pam ne gérait pas seulement le bar : elle avait bien d’autres attributions au sein des différentes affaires de son boss. Quant à savoir lesquelles... Les vampires avaient beau avoir fait leur coming out et se montrer sous leur meilleur jour depuis (si l’on peut dire, pour des oiseaux de nuit), ils n’en demeuraient pas moins extrêmement discrets sur la provenance de leurs fonds. J’en venais parfois à me demander dans quelle mesure une bonne partie du territoire américain n’était pas déjà tombée entre leurs mains. Pour ce qui était de cultiver le mystère, le propriétaire du Croquemitaine n’avait rien à envier à ses pairs. Pas étonnant, cela dit : c’était une question de survie, quand on avait, derrière soi, une aussi longue existence que lui.
— Mais entrez donc, chère amie télépathe, m’a lancé Pam avec un grand geste théâtral.
Elle portait son uniforme, ce long fourreau noir vaporeux balayant le plancher auquel tous les touristes semblaient condamner les vampires de sexe féminin (quand Pam avait le choix, elle faisait plutôt dans le twin-set pastel). Pam avait les cheveux blonds les plus raides et les plus clairs que vous puissiez imaginer : la beauté éthérée dans toute sa splendeur... avec un petit côté femme fatale, tout de même. C’était justement ce côté-là qu’il valait mieux ne pas oublier avec elle.
— Comment ça va ?
J’avais décidé de me montrer polie.
— Exceptionnellement bien. Éric nage dans le bonheur.
Éric Nordman, shérif de la cinquième zone, avait ramené Pam à la vie. Elle était donc son obligée et était tenue d’obéir à ses ordres. C’était le prix à payer pour revenir d’entre les morts : un vampire restait éternellement sous l’emprise de son mentor. C’était toujours ainsi, entre un «parrain » et son «filleul ». Mais Pam m’avait répété plus d’une fois qu’Éric était un patron en or et qu’il l’aurait laissée partir si elle l’avait voulu. En fait, elle vivait dans le Minnesota avant qu’Éric n’achète Le Croquemitaine et ne l’appelle à la rescousse pour gérer l’établissement avec lui.
La cinquième zone englobait pratiquement tout le nord-ouest de la Louisiane, autant dire la moitié la plus économiquement défavorisée de l’État. Avant Katrina, du moins, car, avec le passage du cyclone, un mois auparavant, la balance avait tragiquement basculé, et l’équilibre des pouvoirs s’en était trouvé changé, surtout chez les vampires.
— Comment va ce garçon à croquer qui te tient lieu de frère, Sookie ? Et le changeling qui te sert de patron ?
— Le bruit court dans Bon Temps que mon tombeur de frère va se marier.
— Tu sembles un peu déprimée, a-t-elle alors remarqué, en penchant la tête sur le côté, genre gentil petit moineau examinant le ver de terre dont il fera son dîner.
— Eh bien... peut-être sur les bords.
— Il faut que tu t’occupes. Plus on est occupé, moins on a le temps de ruminer.
Pam adore Chère Abby. Un tas de vampires épluchent quotidiennement les conseils qu’elle donne dans sa chronique, la plus reprise par les médias de tout le continent nord-américain. Pam m’avait déjà obligeamment indiqué qu’on ne pouvait me marcher sur les pieds que si je me laissais faire et m’avait invitée à me montrer plus sélective dans le choix de mes amis. J’avais droit à des séances de psychothérapie gratuites, et ma psy était une vampire !
— Mais je le suis. Occupée, je veux dire. Déjà, je bosse. Ensuite, j’ai toujours ma colocataire de La Nouvelle-Orléans à la maison et, en plus, je dois me rendre à un enterrement de vie de jeune fille demain. Pas pour le mariage de Jason et Crystal, hein. Un autre couple.
Pam s’était figée, la main sur la poignée.
— Un enterrement de vie de jeune fille ? Qu’est-ce ce que c’est ? Ça me dit quelque chose, mais... Ah ! Je sais ! On enterre en grande pompe la future mariée et on ne la déterre que pour la cérémonie. Euh... non.
J’ai pourtant déjà entendu cette expression... Ah, oui ! Une femme se plaignait auprès d’Abby parce qu’elle n’avait même pas eu droit à un petit mot de remerciement, en dépit de sa généreuse contribution à l’enterrement de vie de jeune fille d’une collègue. On... on offre des présents ?
— Gagné ! En fait, c’est une fête qu’on organise pour la future mariée. Et la même chose existe versant masculin. C’est l’occasion pour les invités de faire des cadeaux à l’intéressé – uniquement des hommes à un enterrement de vie de garçon, et uniquement des femmes à un enterrement de vie de jeune fille, en général.
— Un enterrement de vie de garçon, a répété Pam, avec un petit sourire à vous glacer le sang. J’aime beaucoup la formule.
Elle a frappé à la porte du bureau avant d’entrer.
— Eric, peut-être qu’un jour, un de nos serveurs va se marier. Nous pourrons alors lui organiser un enterrement de vie de garçon !
— Voilà qui promet...
Plongé dans la paperasse qui jonchait son bureau, Éric a relevé la tête. En me voyant, il m’a jeté un regard noir, avant de m’ignorer ostensiblement. Il y avait comme un malaise entre nous.
La nombreuse assistance déjà présente avait beau manifestement attendre qu’il daigne lui accorder son attention, ça ne l’a pas empêché de poser calmement son stylo et de se lever pour étirer le mètre quatre-vingt-dix de son corps d’apollon – à mon intention ? Comme d’habitude, il portait un jean moulant et un tee-shirt arborant, sur fond noir, le logo du vamp’bar : une paire de longues canines blanches stylisées avec Le Croquemitaine écrit en travers des pointes acérées, en lettres sanguinolentes, comme sur l’enseigne extérieure. Je savais que dans son dos, on pouvait lire : « Le Croquemitaine , le bar qui a du mordant » – Pam m’avait donné un de ces tee-shirts quand Éric s’était lancé dans les produits dérivés.
Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il mettait sa marchandise en valeur. Et je ne me souvenais que trop de ce qu’il y avait en dessous...
Je me suis arrachée à ce troublant spectacle pour jeter un regard circulaire. Des vampires, uniquement des vampires. Et tous serrés comme des sardines, vu l’espace disponible dans le bureau. Pourtant, ils étaient si silencieux et d’une immobilité si parfaite que, du couloir, on n’aurait jamais pu soupçonner leur présence. Clancy, le chef barman, s’était attribué une des deux chaises réservées aux visiteurs devant le bureau. Si Clancy avait réchappé de justesse de la Chasse aux Sorciers, l’année précédente, il n’en était pas sorti indemne pour autant. Les sorciers l’avaient pratiquement saigné à blanc. Quand, suivant sa trace au flair, Éric l’avait découvert dans un cimetière de Shreveport, le vampire aux cheveux roux était à deux doigts d’une mort définitive. Sa longue convalescence l’avait rendu hargneux et amer. Cependant, pour l’heure, il me souriait, découvrant des crocs d’une longueur tout à fait respectable.
— Tu peux t’asseoir sur mes genoux, Sookie, m’a-t-il proposé en se tapotant les cuisses.
Je lui ai rendu son sourire sans grande conviction.
— Non, merci, Clancy.
Clancy avait toujours été un peu rasoir sur les bords, quand il draguait. Mais maintenant, le rasoir s’était drôlement affûté, et ces bords-là tranchaient. En clair, Clancy faisait partie de ces vampires avec lesquels je préférais ne pas me retrouver seule. Oh ! Il gérait très bien le bar et il n’avait jamais posé la main sur moi. Mais dès qu’il m’approchait, toutes mes sirènes d’alarme se déclenchaient. Je ne peux pas lire dans les pensées des vampires – c’est bien pour ça que je trouve leur compagnie tellement reposante, d’ailleurs –, mais quand cette alerte-là retentissait, je me prenais à souhaiter de pouvoir faire un petit tour sous le crâne de Clancy pour savoir ce qui lui trottait dans la tête.
Félicia, la dernière arrivée des serveuses, était assise sur le canapé, à côté d’Indira et de Maxwell Lee : une vraie réunion du comité de soutien à SOS Racisme, version vampire. Félicia était le fruit d’un heureux mariage entre Afrique et Occident, et comme elle faisait près d’un mètre quatre-vingts, on pouvait dire, au sens propre comme au sens figuré, qu’elle était d’une très grande beauté. Maxwell Lee était l’homme le plus noir que j’aie jamais vu, et Indira était fille d’immigrés indiens.
Il y avait encore quatre autres personnes dans la pièce – si tant est qu’on prenne « personnes » au sens large –, et chacune d’elles me mettait mal à l’aise, quoique à des degrés divers.
L’une d’entre elles n’a même pas eu droit à un salut de ma part. Reprenant à mon compte une des règles de conduite des lycanthropes, je traitais cet individu comme un renégat de ma meute personnelle : je l’avais répudié. Je ne prononçais jamais son nom, je ne lui adressais plus la parole, j’ignorais jusqu’à son existence (je veux parler de mon ex, Bill Compton, évidemment). J’ai même fait celle qui ne le voyait pas, là, en train de bouder dans son coin.
Adossée au mur, à côté de lui, se tenait Thalia. Aussi menue qu’Indira et dotée de longs cheveux noirs crantés, elle était peut-être encore plus vieille qu’Éric, et d’une grossièreté sans nom. À mon grand étonnement, certains humains trouvaient ça très excitant. Thalia avait même sa cour de fidèles dévoués qui semblaient aux anges quand elle leur disait, dans son plus bel anglais guindé, d’aller se faire pendre ailleurs (et je suis polie). J’avais d’ailleurs découvert qu’elle avait un site sur le Net, créé et alimenté par ses fans. Allez comprendre ! Laisser Thalia s’installer à Shreveport, c’était comme « enfermer un pitbull dans son jardin », m’avait dit Pam. Certes, Éric avait accepté, mais ça n’empêchait pas sa filleule de désapprouver cette décision.
Tous ces braves citoyens d’outre-tombe habitaient la cinquième zone. Autant dire qu’ils (re)vivaient et travaillaient sous la protection d’Éric, auquel ils avaient prêté allégeance. Ils étaient donc tenus de lui consacrer une partie de leur temps, même s’ils n’étaient pas employés au bar. Conséquence de Katrina, il y avait quelques vampires en plus, à Shreveport, en ce moment. Comme nombre d’humains, ils avaient bien été obligés d’aller quelque part. Éric n’avait pas encore décidé ce qu’il allait faire de tous ces réfugiés. Ils n’avaient pas été conviés à la réunion, en tout cas.
Il y avait cependant deux invités au Croquemitaine , ce soir-là, dont un que la hiérarchie vampiresque plaçait au-dessus d’Éric : André, garde du corps personnel de Sophie-Anne Leclerq, reine de Louisiane – laquelle reine n’était plus, à présent, qu’une réfugiée parmi tant d’autres, à Bâton Rouge. Avec sa tête de môme à l’épaisse tignasse blonde, on ne lui aurait pas donné plus de seize ans. Il avait pourtant vécu un très respectable nombre d’années – entièrement vouées au service de sa souveraine, celle qui l’avait arraché à la mort et à son triste sort. N’étant pas de faction, il ne portait pas son sabre, pour une fois. Mais j’étais sûre qu’il était armé, d’un poignard ou d’un flingue quelconque. De toute façon, André était déjà une arme létale en soi.
Juste au moment où il s’apprêtait à m’adresser la parole, une voix de basse s’est élevée derrière lui.
— Hé, Sookie !
C’était le second invité : Jake Purifoy. Je me suis efforcée de rester stoïque, alors même que tout en moi me hurlait de prendre mes jambes à mon cou. Quelle idiote je faisais ! Si je n’étais pas partie en courant en voyant André, ce n’était certainement pas Jake Purifoy qui allait me faire fuir. Je me suis obligée à saluer mon interlocuteur, qui avait encore tout d’un charmant jeune homme dans la fleur de l’âge. Mais je savais que je ne devais pas avoir l’air naturel : Jake me remplissait de pitié autant que d’effroi.
Lycanthrope de naissance, il avait été mordu par un vampire et saigné à blanc. L’ayant découvert à l’article de la mort, ma cousine Hadley, vampire elle aussi, l’avait ramené à la vie. Ç’aurait pu être une bonne action. Mais personne n’avait apprécié cette généreuse initiative, pas même le principal intéressé. Nul n’avait jamais entendu parler d’un lycanthrope vampirisé : les lycanthropes se méfiaient des vampires et les détestaient cordialement – et réciproquement. Les choses n’étaient donc pas très faciles pour Jake, seul habitant d’un no man’s land inexploré. Personne d’autre n’ayant voulu se dévouer, la reine s’était résignée à l’engager.
À son réveil, assoiffé de sang, Jake s’en était pris à moi. La belle cicatrice que j’avais au bras le prouvait.
Décidément, cette soirée s’annonçait charmante !
— Mademoiselle Stackhouse, m’a dit André, en se levant pour s’incliner devant moi.
Mais c’est qu’il me rendait publiquement hommage ! Ça m’a un peu remonté le moral.
Je me suis empressée de l’imiter.
— Monsieur André.
D’un signe de la main, il m’a alors galamment offert son siège. Comme, justement, je ne savais pas où m’asseoir, j’ai accepté sans hésiter, ce qui a manifestement contrarié Clancy. D’un rang inférieur à son voisin, il aurait dû me céder sa place. Par son geste, André avait rendu criant son manque flagrant de courtoisie. J’ai eu du mal à cacher mon sourire.
— Comment va Sa Majesté ?
N’allez pas croire que j’éprouvais de la sympathie pour Sophie-Anne. Je la respectais, assurément, mais il ne fallait pas exagérer non plus. J’essayais juste de faire preuve d’autant d’affabilité qu’André.
— C’est précisément la raison de ma présence ici, m’a répondu ce dernier. Pouvons-nous commencer, maintenant, Éric ?
Élégante façon de dire à son hôte qu’il lui avait déjà fait perdre assez de temps comme ça.
— Oui, puisque, désormais, nous sommes au complet. Allez-y, André. Vous avez la parole, lui a répondu Éric en s’installant confortablement dans son fauteuil, les pieds posés sur son bureau.
Pam s’est accroupie au pied de ma chaise.
— La reine est actuellement en résidence chez le shérif de la quatrième zone, à Bâton Rouge, nous a annoncé André. Gervaise a eu l’amabilité de lui offrir l’hospitalité.
Pam a haussé les sourcils et m’a jeté un regard entendu. S’il s’y était refusé, Gervaise aurait pu dire un adieu définitif à ce monde.
— Mais vivre chez Gervaise ne peut être, pour elle, qu’une solution provisoire, poursuivait André. Nous sommes retournés plusieurs fois à La Nouvelle-Orléans depuis la catastrophe, et voici le rapport que nous avons établi sur place.
Bien qu’aucun des vampires n’ait bougé, j’ai tout de suite senti un regain d’attention dans la salle.
— Le quartier général de la reine a perdu la majeure partie de sa toiture. Il en est résulté d’importants dégâts des eaux au premier et dans les combles. Sans compter que le toit d’un autre bâtiment a atterri à l’intérieur de l’édifice royal, provoquant d’énormes trous dans les murs et un amoncellement de gravats. L’intérieur est en cours d’assèchement, mais le toit est toujours couvert de bâches en plastique. C’est en partie ce qui m’amène ici : il faut trouver un entrepreneur qui s’occupe de refaire la toiture immédiatement. Jusqu’à présent, je n’en ai trouvé aucun. Si vous pouvez user de votre influence auprès d’un humain spécialisé dans ce domaine... Le rez-de-chaussée a également souffert de nombreux dommages, quoique superficiels, sans parler des pillages.
— Peut-être que la reine devrait rester à Bâton Rouge, alors, a suggéré Clancy avec un certain sens de l’humour. Je suis sûr que Gervaise serait fou de joie de la voir s’installer chez lui à demeure.
Clancy était-il déjà las de sa deuxième vie ? À moins que ce ne soit un abruti fini ? L’un n’excluait pas l’autre, d’ailleurs...
André a préféré l’ignorer.
— Une délégation de personnalités de La Nouvelle-Orléans s’est rendue à Bâton Rouge auprès de la reine, a-t-il enchaîné. Les notables humains pensent que le retour des vampires à La Nouvelle-Orléans pourrait relancer le tourisme. En attendant, la reine a pris contact avec les quatre autres shérifs de la Communauté pour s’entretenir avec eux du coût de la restauration.
André fixait à présent son regard froid sur Éric. Celui-ci lui a adressé un imperceptible hochement de tête. Impossible de dire comment il prenait ce prélèvement obligatoire pour réparations royales.
Depuis que la réalité avait dépassé la fiction, donnant ainsi raison à Anne Rice et à ses si saisissantes descriptions, tous les vampires dignes de ce nom – ou tout fan de ces derniers qui se respectait – se devaient d’aller à La Nouvelle-Orléans. Cette ville était devenue un vrai Disneyland version vampire. Évidemment, Katrina avait balayé tout ça – et tant d’autres choses. Même notre petit bled paumé se ressentait encore des effets du cyclone : Bon Temps était toujours envahi par les sinistrés qui avaient fui au nord de l’État.
— Et qu’en est-il de sa résidence secondaire ? s’est enquis Éric.
La reine avait fait l’acquisition d’un ancien monastère, aux abords du Garden District, où elle donnait de grandes réceptions – pas nécessairement réservées aux vampires, d’ailleurs. Bien qu’entourée d’un haut mur d’enceinte, cette propriété n’était pas jugée suffisamment sûre pour héberger Sa Majesté. Classés monuments historiques, les bâtiments ne pouvaient subir la moindre altération, et il était impossible de calfeutrer et de sécuriser les fenêtres. C’était un peu la salle des fêtes perso de Sophie-Anne Leclerq – comme d’autres font ça dans leur grange ou dans le garage, si vous voulez.
— Elle n’a pas été trop endommagée. Mais là aussi, il y a eu des pillards. Nous avons immédiatement repéré leurs empreintes olfactives, naturellement.
Les lycanthropes exceptés, il n’y a pas plus fins limiers que les vampires.
— L’un d’entre eux a tué le lion, a cru bon de préciser André.
Ça m’a fait de la peine. Je l’aimais bien, moi, ce lion. Enfin, de loin.
— Avez-vous besoin de renforts pour les appréhender ? lui a proposé son hôte.
André a haussé un sourcil hautain.
— Je posais juste la question à cause de votre réduction d’effectifs, a aussitôt ajouté Éric.
— Non, le problème est déjà réglé.
J’ai préféré ne pas imaginer comment, surtout en voyant le petit sourire qu’esquissait André.
— En dehors des pillages, dans quel état sont les bâtiments ? a insisté Éric, histoire de remettre la conversation sur les rails.
— La reine peut y séjourner, le temps de faire le tour de ses autres propriétés, mais guère plus d’une nuit ou deux.
Discrets acquiescements à la ronde.
— Quant aux pertes d’effectifs que nous avons effectivement essuyées... a repris André, qui suivait manifestement son ordre du jour à la lettre.
À ces mots, une légère tension a envahi la pièce. Même Jake, le petit nouveau, m’a semblé crispé.
— Comme vous le savez, nos premières estimations étaient modestes. Nous nous attendions à voir nombre de disparus se manifester, une fois le gros de la tempête passé. Mais seuls dix ont refait surface : cinq ici, trois à Bâton Rouge et deux à Monroe. Il semble que nous ayons perdu trente des nôtres, rien qu’en Louisiane. Le Mississippi déplore au moins dix disparus.
La nouvelle a provoqué une perceptible, bien qu’infime, agitation dans l’assistance. Le nombre de vampires en résidence ou de passage à La Nouvelle-Orléans était élevé. Si Katrina avait frappé une autre ville avec la même violence, les pertes auraient été bien moindres.
J’ai levé la main.
— Et Bubba ? ai-je demandé, après avoir reçu l’accord d’André.
Je n’avais pas revu Bubba, ni eu d’échos de lui depuis Katrina. Vous le reconnaîtriez immédiatement, si vous le voyiez. On l’a retrouvé mort sur le carrelage de sa salle de bains, à Memphis, en 1977. Enfin, presque mort. Le problème, c’est que son cerveau était très endommagé lorsqu’il a été vampirisé. Même si son auditoire se pâme toujours quand il chante Love me tender, il ne fait pas un vampire très présentable.
— Bubba est toujours en vie. Il s’est caché dans une crypte et a survécu en buvant le sang de petits mammifères. Cependant, il ne va pas très bien, mentalement, et la reine a préféré l’envoyer dans le Tennessee se reposer quelque temps dans la communauté de Nashville.
— André m’a apporté la liste des disparus, est intervenu Éric. Je l’afficherai à la fin de la réunion.
J’avais aussi fait la connaissance de certains des gardes de la reine et j’aurais bien aimé savoir ce qu’ils étaient devenus. Mais ce n’est pas pour ça que j’ai de nouveau levé la main.
Le coup d’œil que m’a jeté André me l’a fait regretter, mais j’ai tenu bon.
— Oui, Sookie ?
— Il y a une question qui me turlupine. Je me demande si un des rois – ou reines – qui assisteront à ce congrès... euh... conseil... sommet, enfin, ce que vous voudrez, bref, s’il n’aurait pas un prévisionniste météo, ou quelqu’un comme ça, à son service.
Les regards fixés sur moi sont demeurés sans expression. André a pourtant semblé intéressé. Je ne me suis donc pas démontée et j’ai enchaîné :
— Parce que, au départ, le sommet, ou je ne sais quoi, était bien programmé au printemps, non ? Et puis, on repousse, on repousse, on repousse, et patatras ! Katrina. Si le sommet avait commencé à la date prévue, la reine aurait pu jouer les grands manitous : elle aurait eu un beau trésor de guerre dans ses caisses et un sacré paquet de braves guerriers derrière elle. Peut-être qu’on n’aurait pas été si pressé de la poursuivre en justice pour la mort du roi de l’Arkansas. Elle aurait sans doute eu tout ce qu’elle voulait, à ce moment-là. Alors que maintenant, elle y va en...
J’ai failli dire « en faisant la manche », mais je me suis reprise à temps.
— Enfin, elle n’y va pas en position de force.
J’avais imaginé qu’ils me riraient tous au nez, mais le silence qui a suivi mon intervention m’a vite détrompée.
— Cela fait justement partie des choses que vous devrez découvrir au sommet, m’a répondu André. Et, maintenant que vous m’y faites penser, cela ne me paraît pas impossible qu’un des souverains ait engagé un expert météo. Éric ?
— Oui, je crois que l’idée est à creuser, a approuvé Éric en me dévisageant d’un air songeur. On peut toujours compter sur Sookie pour offrir un point de vue novateur.
Pam m’a adressé un sourire rayonnant.
— Et la plainte déposée par Jennifer Cater, qu’est-ce que ça donne ? a lancé Clancy.
Il paraissait de moins en moins à l’aise sur la chaise qu’il croyait avoir si habilement accaparée. On aurait pu entendre une mouche voler. Je ne savais pas de quoi le vampire roux voulait parler, mais il était clair que ça n’aurait pas été une très bonne idée de poser la question. Je n’allais sans doute pas tarder à le découvrir, de toute façon.
— Elle est toujours en cours.
— Jennifer Cater était en passe de devenir le bras droit de Peter Threadgill, m’a discrètement murmuré Pam. Elle gérait ses affaires dans l’Arkansas quand les violents événements que tu sais ont éclaté.
J’ai hoché la tête pour remercier Pam de m’avoir mise au courant. Bien qu’ils n’aient essuyé aucun cyclone, les vampires de l’Arkansas avaient connu une sérieuse réduction de leurs effectifs, eux aussi. Et grâce à leurs petits copains de Louisiane, pour ne rien vous cacher.
— La reine a invoqué la légitime défense, a poursuivi André. Elle n’en a pas moins proposé de participer au fonds commun, en guise de dédommagement.
— Pourquoi ne pas indemniser directement l’Arkansas ? ai-je chuchoté à l’intention de Pam.
— Parce que, Peter étant mort, la reine considère qu’en vertu du contrat de mariage, l’Arkansas lui revient. Elle ne peut pas se dédommager elle-même. Si Jennifer Cater gagne son procès, non seulement la reine perdra l’Arkansas, mais elle devra lui payer une amende colossale. Sans compter les autres compensations demandées...
Aussi silencieux qu’un fantôme, André s’était mis à déambuler dans la pièce, seule manifestation tangible de son mécontentement.
— Est-ce qu’on a seulement de quoi payer, après Katrina ?
Décidément, Clancy les collectionnait !
— La reine espère que la plainte sera retirée, a poursuivi André, ignorant une fois de plus le gaffeur.
Son visage d’éternel adolescent demeurait de marbre.
— Mais apparemment, la cour est prête à instruire le procès. Jennifer accuse la reine d’avoir délibérément attiré Threadgill à La Nouvelle-Orléans, hors de son territoire. Elle prétend qu’elle avait prévu de lui déclarer la guerre et prémédité son assassinat depuis le début.
J’entendais André derrière moi, à présent.
— Mais c’est complètement faux ! ai-je protesté.
Et Sophie-Anne n’avait pas tué le roi. J’étais bien placée pour le savoir : j’étais là quand il était mort. Le vrai coupable se tenait juste dans mon dos. Et, sur le moment, j’avais estimé qu’il était dans son droit.
C’est alors que j’ai senti les doigts glacés d’André dans mon cou. Comment ai-je su que c’était André ? Impossible à expliquer. Mais cet effleurement, cette fraction de seconde où il m’a touchée m’ont brusquement fait prendre conscience d’une terrible évidence : à l’exception de la reine et d’André, j’étais le seul et unique témoin du décès.
Je n’y avais jamais songé et, sur le coup, je vous jure que mon cœur s’est arrêté. Et, à cet instant précis où il cessait de battre, je suis devenue le point de mire d’au moins la moitié des vampires présents. Éric m’a regardée, et j’ai vu ses yeux s’écarquiller. Puis mon cœur s’est remis à cogner dans ma poitrine. L’instant fatidique était passé. Mais je savais qu’Éric n’oublierait pas cette fraction de seconde et qu’il voudrait savoir de quoi il retournait.
— Vous croyez donc que le procès aura lieu ? a-t-il demandé à André, relançant une fois de plus la conversation.
— Si la reine avait assisté au sommet en tant que souveraine de Louisiane – la Louisiane d’avant Katrina, j’entends –, le tribunal aurait sans doute cherché à obtenir un accord à l’amiable entre elle et Jennifer Cater, quelque chose comme une promotion à un poste à haute responsabilité pour Jennifer, sans compter une prime substantielle. Mais les choses étant ce qu’elles sont...
Il y a eu comme un blanc dans le texte. Et un silence éloquent : la Louisiane et La Nouvelle-Orléans n’étaient plus ce qu’elles avaient été et ne le redeviendraient peut-être jamais. Quant à Sophie-Anne, elle n’était plus qu’un canard boiteux, désormais.
— ... et l’acharnement de Jennifer aidant, je pense que le tribunal va instruire le procès, a conclu André.
— Nous savons tous que les allégations de cette femme sont sans fondement, a alors proclamé une voix glaciale qui s’élevait du coin de la pièce.
J’avais tout fait pour ignorer la présence de mon ex et, jusqu’alors, je m’en étais plutôt bien tirée. Non sans mal.
— Éric était là, poursuivait Personne (c’était ce que je me répétais en boucle, du moins). J’étais là. Sookie était là.
C’était vrai. L’accusation de Jennifer Cater, qui prétendait que la reine avait attiré Threadgill, le roi de l’Arkansas, à sa soirée pour le tuer, ne tenait pas debout, pour la bonne et simple raison que le bain de sang avait été provoqué par la décapitation d’un des hommes de la reine par l’un des fidèles serviteurs de Peter Threadgill, justement.
J’ai vu Éric sourire au souvenir de cette mémorable bataille. Il avait adoré.
— J’ai tué celui qui avait lancé les hostilités, a-t-il précisé. Le roi avait tout fait pour prendre la reine au piège, mais, grâce à notre chère Sookie, il n’y est pas parvenu. Voyant que son plan avait échoué, il a tout simplement attaqué à découvert. Je n’ai pas revu Jennifer depuis plus de vingt ans. Elle a l’air plutôt pressée...
André s’était déplacé sur ma droite et avait réapparu dans mon champ de vision. Je préférais ça. Il a hoché la tête. Une fois de plus, tous les vampires présents ont réagi comme un seul homme – enfin, pas tout à fait, mais presque. Bizarre comme effet. Je m’étais rarement sentie aussi étrangère en société : la seule créature au sang chaud dans une pièce remplie de morts-vivants.
— Oui, a approuvé André. En temps ordinaire, la reine aurait exigé le soutien de son armée au grand complet. Mais l’économie de moyens à laquelle nous sommes contraints nous oblige à limiter les effectifs à un contingent très restreint.
Une fois encore, André s’est approché de moi jusqu’à me frôler. Il m’a juste effleuré la joue.
Tout à coup, ça a fait tilt dans mon esprit. C’était donc ça que ressentaient les gens normaux : je n’avais pas la moindre idée des véritables intentions de mes petits camarades ni des objectifs qu’ils poursuivaient. Et c’était comme ça que les vrais gens vivaient leur vie de tous les jours. C’était à la fois effrayant et excitant, comme s’il fallait marcher, les yeux bandés, dans une pièce bondée. Comment les autres faisaient-ils pour supporter ce suspense quotidien ?
— Quoi qu’il en soit, étant donné que d’autres humains seront présents au sommet, la reine veut cette femme à ses côtés pendant les assemblées, a enchaîné André.
« Cette femme », c’était moi, mais il s’adressait exclusivement à Éric.
— Elle veut savoir ce qu’ils pensent. Stan vient d’ailleurs avec son propre télépathe. Vous le connaissez ?
— Hé ! Je suis là, ai-je marmonné dans mon coin.
Non que quiconque ait fait attention à moi – sauf Pam qui m’a, une fois de plus, adressé un sourire éclatant. Et puis, brusquement, tous ces regards glacés se sont rivés sur moi, et je me suis rendu compte qu’ils attendaient ma réponse, qu’André me posait directement la question, en fait. Je m’étais tellement habituée à ce que les vampires fassent comme si je n’étais pas là que je m’étais laissé surprendre.
— Je n’ai rencontré qu’un seul autre télépathe dans ma vie, et il vivait à Dallas, ai-je répondu. J’en déduis que c’est probablement le même : Barry. Il travaillait comme groom au vamp’hôtel de Dallas quand j’ai détecté son... euh... don.
— Que savez-vous de lui ?
— Il est plus jeune et moins expérimenté que moi. Il l’était à l’époque, du moins. Il n’avait toujours pas appris à s’accepter, contrairement à moi.
J’ai haussé les épaules. C’était tout ce que je pouvais dire sur le sujet.
— Sookie accompagnera la reine, a affirmé Éric. Elle est la meilleure dans sa partie.
C’était flatteur... sauf que je me rappelais vaguement avoir entendu Éric dire qu’il n’avait rencontré qu’un seul autre télépathe dans toute son – interminable – existence. C’était rageant aussi, parce qu’il semblait prendre tout le crédit de mon « talent » à son compte.
J’avais beau être impatiente de voir autre chose, de sortir de mon petit trou perdu, je me suis prise à souhaiter de pouvoir annuler ce fameux voyage à Rhodes. Mais, plusieurs mois auparavant, j’avais accepté d’assister au sommet des vampires en tant qu’employée rémunérée de Sa Majesté. Et ça faisait un mois que je cumulais les heures sup Chez Merlotte pour que les autres serveuses ne rechignent pas à me remplacer pendant ma semaine de congé. Mon boss m’avait même aidée à les comptabiliser sur un calendrier.
— Clancy restera ici pour tenir le bar, a annoncé Éric.
— Je vais devoir rester alors que l’humaine va y aller ? a protesté le vampire roux. Je vais tout rater ?
— C’est exactement ça, oui, lui a aimablement confirmé Éric.
Si Clancy avait eu l’intention de se rebeller davantage, un seul coup d’œil à l’expression d’Éric a suffi à l’en dissuader.
— Félicia restera pour t’aider. Bill, tu ne viendras pas non plus, a poursuivi le shérif.
— Si, lui a posément rétorqué la voix glaciale du coin de la pièce. La reine a besoin de moi. J’ai travaillé d’arrache-pied sur cette base de données, et elle m’a demandé de la commercialiser pour se renflouer.
Pendant une minute, Éric a paru changé en statue. Puis la statue s’est animée : un léger haussement de sourcils.
— Ah, oui ! J’avais oublié tes compétences en informatique, a-t-il concédé.
Il aurait tout aussi bien pu dire : « Ah, oui ! J’avais oublié que tu savais lire et écrire », vu le ton qu’il avait employé.
— J’imagine que tu vas devoir venir avec nous, en effet. Maxwell ?
— Si tel est ton désir, je resterai, a répondu l’intéressé, manifestement décidé à montrer qu’il savait ce qu’être un sous-fifre signifiait.
Il a d’ailleurs enfoncé le clou en jetant un regard circulaire qui se voulait édifiant. Éric a hoché la tête. Maxwell allait sans doute avoir un joli jouet pour Noël, alors que Bill – oups ! Personne – n’aurait que ses yeux pour pleurer.
— Tu resteras donc ici. Et toi aussi, Thalia. Mais tu dois me promettre de bien te tenir au bar.
Quand Thalia accomplissait son temps de présence obligatoire au Croquemitaine – ce qui se limitait pour elle à rester assise et à jouer les vampires mystérieuses et énigmatiques un ou deux soirs par semaine –, ça ne se finissait pas toujours très bien. Il y avait parfois des... incidents de parcours.
Aussi maussade et renfrognée qu’à l’accoutumée, Thalia a acquiescé d’un signe de tête.
— Je n’ai aucune envie d’y aller, de toute façon, a-t-elle marmonné.
Ses yeux noirs n’exprimaient que mépris pour le reste du monde. Elle en avait décidément trop vu, au cours de sa vie, et ça faisait quelques siècles qu’elle s’ennuyait à mourir (enfin, façon de parler). C’était, du moins, la manière dont j’interprétais la tête de six pieds de long qu’elle tirait. J’essayais d’éviter Thalia au maximum. J’étais même étonnée qu’elle condescende à fréquenter ses semblables : elle avait le profil type du renégat, d’après moi.
— Elle n’a aucune ambition, m’a soufflé Pam à l’oreille. Elle veut juste qu’on lui fiche la paix. Elle a été virée de l’Illinois parce qu’elle se montrait un peu trop agressive après la Grande Révélation.
La Grande Révélation. C’était ainsi que les vampires appelaient cette fameuse nuit où ils étaient apparus sur tous les écrans de télé de la planète pour nous annoncer, non seulement qu’ils existaient réellement, mais aussi qu’ils avaient décidé de sortir de l’ombre et entendaient bien s’intégrer, à tous les niveaux, à notre société.
— Eric laisse Thalia faire ce qui lui chante tant qu’elle respecte les règles du jeu et qu’elle effectue ses heures au bar, poursuivait Pam d’une voix à peine audible. Elle sait parfaitement ce qui l’attend si elle franchit la limite. Elle semble parfois l’oublier, pourtant. Elle devrait lire Abby. Ça lui donnerait des idées, de quoi s’occuper.
Voyons, quand on commence à voir la vie en noir, il faut... Ah, oui ! Se rendre utile, aider son prochain, se trouver un nouveau passe-temps ou quelque chose dans le genre. C’est bien la recette habituelle, dans ces cas-là, non ? J’ai soudain imaginé Thalia se portant volontaire pour assurer le service de nuit dans un hospice, et j’ai été prise de frissons. L’idée de Thalia se mettant au tricot, deux longues aiguilles pointues entre les mains, m’a fait frémir de plus belle. Ce n’était pas moi qui allais la pousser à suivre les conseils d’Abby !
— Donc, les seuls qui assisteront au sommet seront André, notre vénérée reine, Sookie, moi, Bill et Pam, a récapitulé Éric. Sans compter Cataliades, l’avocat royal ; sa nièce, qui lui sert de coursier ; Rasul, qui viendra en tant que chauffeur, et Sigebert, bien sûr. Ah, oui ! J’oubliais Gervaise, de la quatrième zone, et son humaine – faveur accordée d’autant plus facilement que Gervaise a si aimablement accepté d’héberger Sa Majesté. Voilà notre délégation au complet. Je sais que certains d’entre vous sont déçus. Espérons simplement que l’année prochaine sera plus favorable à la Louisiane – et à l’Arkansas, que nous pouvons désormais considérer comme faisant partie de notre territoire.
— Je crois que nous avons fait le tour de la question, en ce qui vous concerne, a conclu André.
Quant aux autres questions qu’il comptait aborder avec Éric, elles seraient discutées en privé.
André ne m’avait plus touchée, ce dont je m’accommodais fort bien : sous ses dehors de gentil blondinet, ce type me fichait une trouille bleue. Cela dit, j’aurais dû ressentir ça avec tous ceux qui m’entouraient. Si j’avais eu deux sous de jugeote, j’aurais déménagé dans le Wyoming, l’État qui avait le taux de déterrés le plus bas de tout le pays : deux. Il y avait eu un article sur eux dans American Vampire. Certains jours, ce n’était pas l’envie qui me manquait d’aller m’exiler là-bas.
J’ai sorti un petit bloc-notes de mon sac tandis qu’Éric nous annonçait nos dates de départ et de retour, l’heure à laquelle notre charter d’Anubis Air arriverait de Bâton Rouge pour nous prendre à Shreveport et la liste des tenues dont on aurait besoin pour le sommet. Je me disais avec dépit que j’allais encore devoir emprunter des fringues aux copines quand Éric a ajouté :
— Sookie, ces vêtements entrant dans la catégorie des frais professionnels, j’ai pris la liberté d’appeler ton amie Nikkie. Tu as donc un crédit dans sa boutique. Fais-en bon usage.
Je me suis sentie rougir. Sookie, la cousine pauvre de la famille, était de retour. Mais Éric a précisé :
— Il y a bien un compte ouvert pour le personnel dans deux ou trois magasins de Shreveport, mais ce ne serait pas très pratique pour toi.
J’ai senti la tension dans mes épaules se dénouer. J’espérais qu’il disait vrai. En tout cas, personne n’a cillé.
— Ce n’est pas parce que nous avons été victimes d’une catastrophe que nous devons passer pour des déshérités, a insisté Éric en veillant à ne pas m’adresser un regard trop appuyé.
« Ne pas avoir l’air minable », me suis-je empressée de noter sur mon petit carnet.
— C’est compris ? Notre but, en assistant à ce congrès, est de soutenir notre reine alors qu’elle se voit obligée de se laver de ces ridicules accusations, mais aussi de rappeler à tous que nous venons d’un État prestigieux. Aucun des vampires de l’Arkansas qui étaient venus en Louisiane avec leur roi n’est plus là pour raconter ce qui s’est passé, de toute façon, conclu Éric avec un sourire qui n’avait rien d’avenant.
Je n’étais pas au courant de ça. Comme c’était pratique !